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Le Voyage des Supercyclettes

Comment j’ai co-fabriqué un véhicule électrique puis traversé la France, en deux mois.

Un voyage au ras du sol

Texte d'Aimée Marot, co-voyageuse entre Saint-Hilaire-de-Chaléons et Deauville.

C’est au sud-ouest de Nantes, à Saint-Hilaire-de-Chaléons où Jean faisait escale, que j’ai rejoint l’aventure de la Supercyclette, le soir du 9 août 2023. Le 10 août au matin, je sors de ma tente pour trouver mon ami d’attaque, les mains pleines de cambouis, occupé à changer le dérailleur et à rallonger la chaîne de l’un des véhicules. Je monte seule à bord du mien, plus léger que ce à quoi je m’attends, avec sa place arrière vacante. Je recule le siège pour caler mes grandes jambes. L’engin est sympathique d’aspect, sobre. Mine de rien, cette « caisse à savon » a déjà parcouru plus de 1500 km.

« Quand tu veux tourner, sois douce avec la direction », « n’hésite pas à t’appuyer sur le dossier, dans les montées », « ne mets jamais tes pieds au sol quand ça roule, évidemment »... quelques remarques préventives d’usage et nous voilà sur la route pour rejoindre l’Atlantique à Saint-Brevin-les-Pins, 50 km plus loin, en passant par les pêcheries sur pilotis de l’estuaire de la Loire. Cette première étape a beau être courte, l’itinéraire est suffisamment varié pour que j’essaye la Supercyclette sur différents terrains : routes départementales, pistes cyclables, voies vertes caillouteuses, chemins de halage cabossés ou boueux. Après un ou deux freinages incertains, l’habitude du véhicule vient étonnamment vite, et, avec elle, la conscience de ses dimensions. Sa simplicité d’usage me surprend. J’apprends à doser l’accélérateur. En l’absence de suspension, chaque revêtement est une expérience : sur l’asphalte des départementales, à côté des grosses voitures, on glisse doucement mais sûrement; les petits sentiers caillouteux nous remuent davantage, et on croirait rouler deux fois plus vite. On trace et la poussière s’élève dans le sillage des roues. Je slalome dans la traînée de Jean : c’est mieux qu’un Paris-Dakar.

C’est comme ça que j’ai découvert le voyage au ras du sol. Au ras du sol, c’est d’autant plus le cas de le dire que la version pilote de la Supercyclette nous oblige à éviter le plus possible les routes à forte déclivité. Dans les quelques pentes que nous sommes néanmoins contraints d’emprunter, le moteur chauffe avec nos jambes : on s’identifie à lui. Dans ces conditions, l’itinéraire n’est plus seulement une ligne abstraite, mentale. C’est une expérience physique totale, mémorable, qui traverse le corps et s’y imprime. Par moments, il arrive qu’on s’embourbe sur une piste mal entretenue, ou qu’une végétation revêche nous coince, le long d’une voie de chemin de fer abandonnée : il faudra rebrousser chemin... ou bien persévérer, à la Fitzcarraldo ? Contre toute attente, il est beaucoup d’obstacles dont on vient à bout, poteaux importuns ou barrières de chemins de halage. Et, s’ils nous résistent, reste toujours la possibilité de passer au dessus. Soulever la remorque, à deux, c’est encore à notre portée.

Le matin du deuxième jour, à l’entrée du pont de Saint Nazaire, le trafic est dense et la pluie battante. Instantané dystopique, des ouvriers aperçoivent deux jeunes à l’allure louche s’engager sur l’étroite piste cyclable en combinaisons imperméables intégrales, avec lunettes de protection : « Vous allez quand même pas prendre le pont avec ça ? ». Je suis tentée de faire demi tour mais la réponse de Jean (« si, si ») m’oblige à ravaler mon appréhension. Un panneau « piétons interdits par temps d’orage » inaugure le maigre trottoir qui nous sépare d’une frêle rambarde. Des bourrasques régulières nous rappellent que la Bretagne est proche. Le pont s’élève à soixante-huit mètres au dessus de l’estuaire... Une épaisse nappe de brume dissimule le paysage à temps : les accès de vertige retombent. Trois kilomètres plus loin, nous voilà saints et saufs à Saint-Nazaire.

Sans cette épreuve initiatique, le plaisir éprouvé par la suite n’aurait pas eu la même saveur, des rives gothiques de la Vilaine exsudant son brouillard au soleil de Trouville, en passant par Rennes, Saint-Malo, le Mont-Saint-Michel et les plages du débarquement. C’est d’elle que je tire ma confiance dans la Supercyclette. J’espère trouver bientôt l’occasion de refaire un tour avec !